Beaucoup d’artistes au fil des siècles ont compris que « silence et intériorité » sont les portes d’accès permettant d’apprendre à aimer selon le cœur de Jésus-Christ et de se laisser embraser par lui. C’est ainsi qu’une profusion d’œuvres représente le Cénacle comme un lieu de prière où, à l’école de Marie, les disciples apprennent à vivre écoute et attente de l’Esprit.
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Enluminure de Pentecôte extraite d’un Livre d’Heures, Bruges, 15e s. (deuxième quart), Bibliothèque municipale de Douai (France), Ms. 179, f. 018v (© Biblissima)
« Marie au Cénacle incarne ce que toute sœur du Cénacle est appelée à être.
Au Cénacle, Marie est toute attente, toute écoute dans la solitude du cœur, elle reçoit l’Esprit Saint et se livre à son action[3]. »
Cette phrase extraite des Constitutions des Sœurs du Cénacle est inspirée par l’attitude de Marie autour de laquelle les disciples de Jésus se sont réunis. Elle concerne la manière d’être des religieuses du Cénacle mais elle peut également s’appliquer à tout chrétien désireux de se livrer à l’action de l’Esprit, de se mettre à l’écoute de la Parole de Dieu, et de lui obéir en se laissant embraser par elle. C’est tout au moins, ce que cette enluminure d’un livre d’Heures, comme bien d’autres œuvres, tente de dire en représentant la Pentecôte.
Dans cette peinture, en effet, des hommes et des femmes, dans leur diversité se tiennent en prière autour de la Vierge Marie, mère de Jésus. Debout, assis ou à genoux, cheveux gris, bruns ou blonds, imberbes ou barbus, jeunes ou plus âgés, vêtus de tuniques et de manteaux de couleur rose, verte, rouge, parme ou bleue, les mains jointes, levées ou tenant le livre, tous sauf un, lèvent la tête saisis par ce qu’ils voient et entendent. Tous unanimes dans la prière, attendent la puissance promise par Jésus au moment de son Ascension vers le Père, celle du Saint Esprit qui viendra sur eux et qui fera d’eux les témoins du Christ ressuscité jusqu’aux extrémités de la terre [4]. Tous sont entrés dans cette intériorité qui est attente de l’Esprit, écoute de la Parole de Dieu ainsi qu’écoute de l’action de Dieu dans leur vie et dans le monde.
Comme Marie conservant toutes ces choses dans son cœur, comme les pèlerins d’Emmaüs racontant à Jésus ressuscité les évènements qu’ils venaient de vivre et se laissant enseigner par le biais des Ecritures, les disciples en prière au Cénacle figurent tout chrétien faisant mémoire des évènements de sa vie et se laissant éclairer par la Parole de Dieu et tout particulièrement par les Evangiles, les paroles et les actes de Jésus. Dans leurs diverses attitudes les personnages de cette enluminure, illustrent cette écoute de Dieu selon ce que chacun est, archétypes des diverses vocations composant l’Eglise.
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Recevoir l’amour inconditionnel de Dieu A droite de Marie, assis, en tunique rouge et manteau vert à doublure grise, couronné de cheveux blancs, portant barbe courte et tenant un livre ouvert, se trouve Simon-Pierre, celui à qui Jésus a confié son Eglise, celui à qui il a dit « Pais mes agneaux, sois le berger de mes brebis[5] ». Ecoute humble de Pierre qui s’éprouve aimé au-delà de l’imaginable par celui qu’il a trahi et renié trois fois mais qui lui confie, malgré tout, ce qu’il a de plus cher. Ecoute obéissante de Pierre qui prendra soin désormais de ceux et celles que le Père avait confiés au Christ et qui donnera, comme son Maître, sa vie pour ses amis. |
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Accueillir en fils Derrière Marie, parmi les disciples, un jeune homme blond, imberbe, pourrait bien être Jean, le disciple que Jésus aimait. Il se tient, discrètement debout derrière celle qui, depuis la mort de Jésus, est dorénavant sa mère, et dont il est désormais le fils. « Femme voici ton fils », « Voici ta mère »[6]. Paroles transformantes à laquelle Jean et Marie obéissent, par leur écoute aimante, au point de répondre désormais l’un de l’autre. |
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Écouter et se laisser enseigner Face à Marie, tout proche d’elle, presque en vis-à-vis, en tunique verte et manteau parme, un homme d’âge respectable, n’a guère de signes distinctifs. Il se fondrait facilement dans le reste du groupe s’il n’avait cette place privilégiée tout proche de la Mère du Christ. Serait-ce André le frère de Pierre, l’ancien disciple de Jean-Baptiste ? Serait-ce Thomas revenu de son incrédulité ? Serait-ce Barthélemy, Philippe ou un autre ? Qu’importe, c’est l’un des onze, un disciple du Christ, un proche de Marie, un priant transfiguré par ce qu’il contemple, illuminé par ce qu’il entend et reçoit, quelqu’un qui sait se mettre à l’écoute pour se laisser enseigner. . |
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Méditer la parole de Dieu Aux pieds de Marie, tournant le dos au spectateur de l’œuvre, un autre disciple est à genoux. Celui-ci diffère des autres acteurs de la scène par plusieurs détails. Il n’est pas tout à fait du groupe constitué par les autres personnages tout en y étant intégré. Sa posture à genoux, son ample manteau rouge à revers blanc semblable à celui de Jean et qui le couvre tout entier, sa coupe de cheveux très proche d’une tonsure, le livre dans lequel il est profondément plongé, nous aident à penser qu’il s’agit d’un homme de prière, d’un moine reconnu pour sa sainteté puisqu’il est auréolé, d’un contemporain de l’enlumineur, peut-être le commanditaire de ce livre d’heures, historié. Il est celui qui sert de pont entre la scène vécue au Cénacle de Jérusalem il y a deux mille ans et la vie d’aujourd’hui. Il figure tout croyant se laissant façonner le cœur par l’Evangile. |
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Tous unanimes, persévéraient dans la prière avec Marie, mère de Jésus.[7]
La place centrale que les artistes donnent à Marie dans ce type de scène, dit combien son aide est précieuse pour prier et persévérer dans la prière.
Ici, elle est représentée avec le livre ouvert entre ses mains. Elle n’est pas en train de lire la Parole de Dieu, comme le moine à genoux en prière devant elle, elle lève les yeux vers l’Esprit qui tel une colombe descend en piqué sur le Cénacle et vers le ciel ouvert au-dessus d’elle, vers cette portion de ciel bleu et or qui évoque l’Ascension et le retour du Christ vers son Père céleste. Ensemencée par l’Esprit, celle qui a porté le Fils de Dieu, celle par qui le Verbe s’est fait chair, celle qui sait garder toutes ces choses dans son cœur, se tient au centre de la scène, non pas pour attirer l’attention sur elle mais pour conduire au Christ et au Père. La décoration du fond sous forme de rameau végétal semblable à un grand rinceau décoratif tout doré, prend racine en partie dans le livre tenu par la Vierge Marie, en partie dans son sein. Par ce motif qui monte comme un arbre plein de sève, comme un faisceau jaillissant en gerbe de feu de là où se tient Marie en prière, se dit son rôle de médiatrice. Marie, mère de Dieu, mère des Hommes, Marie est l’Église qui, à l’écoute de l’Esprit, oriente ses enfants vers le Fils afin qu’il les conduise au Père. |
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Ce mouvement rappelle fortement la place que saint Ignace donne à Marie dans les Exercices Spirituels. Marie occupe, en effet, une place particulière à certains moments d’une retraite selon les Exercices, et en particulier dans deux prières concluant l’oraison, prières que l’on appelle colloques. Dans ces colloques, « Notre-Dame » est sollicitée par le retraitant afin qu’elle lui obtienne diverses grâces de son Fils[8]. Tantôt ce sera pour que le retraitant ait la connaissance intérieure de ses péchés, afin qu’il puisse les écarter et mieux ordonner sa vie, tantôt ce sera pour que le retraitant soit reçu « sous l’étendard du Christ ». Dans les Exercices, chacun de ces deux colloques, adressé à Notre-Dame, est ensuite adressé au Fils pour qu’il obtienne cette même grâce du Père puis est adressé au Père pour que le Seigneur éternel lui-même l’accorde.
Dans une telle prière, la démarche peut être considérée comme trinitaire dans la mesure où elle donne à Notre-Dame un rôle équivalent à celui de l’Esprit. « Que Notre-Dame, figure de l’Eglise, soit mise en place de l’Esprit Saint est conforme à la tradition théologique et liturgique. Elle est remplie de l’Esprit Saint[9] ». De plus, comme le fait remarquer le Père Adrien Demoustier, Ignace parle de Notre-Dame et non pas de la Vierge Marie, lui donnant ainsi le titre que la société de son époque accordait à l’épouse du seigneur, femme adulte, distinguée de son rôle de fille ou de mère et même d’épouse dans la mesure où la Dame peut jouer le même rôle social que le seigneur. « C’est à cette femme de plein droit humaine que s’adresse une prière qui la reconnaît aussi mais, comme secondairement si l’on peut dire, comme mère puisqu’elle s’adressera à son fils, son Fils qui est le Fils du Père selon la seconde demande. Cet enchaînement fait passer insensiblement de la filiation humaine à la filiation divine, En humanité, dont Notre-Dame est la figure, on peut s’adresser au Fils en qui retentit la voix du Père, et qui prononce son nom. L’exercitant demande, en quelque sorte à Notre-Dame de faire pour lui le colloque et de lui apprendre à parler en vérité ».
Se mettre à l’écoute pour faire la volonté du Père
Le rouge feu du fond et la gerbe dorée, jaillissant du livre tenue par Marie et de son sein, la mettent en concordance avec le rôle que saint Ignace lui donne dans les Exercices.
Marie au Cénacle, en retraite au Cénacle pourrait-on dire, a ce rôle particulier de guide spirituel. Elle est celle qui prie pour les disciples réunis autour d’elle dans l’attente du don de l’Esprit afin d’obtenir pour eux de son Fils quelque grâce et tout particulièrement la grâce d’être reçus « sous son étendard », comme serviteurs et amis. Marie au Cénacle, au milieu des disciples en prière, Notre-Dame, la mère du Christ et la mère de l’Eglise, est celle qui conduit les disciples à recevoir l’Esprit du Christ pour se livrer à son action qui n’est autre que de les conduire au Père. Toute attente et toute écoute dans la solitude du cœur, elle est figure de l’Eglise obéissant à l’Esprit de Jésus Christ. En effet, comme l’enseignent le latin, où écouter, obaudire, oboedire, obéir, résonnent ensemble pour prêter l’oreille, le grec où le verbe obéir, hupakouô est composé de akouô, écouter et l’hébreu שמע (ema) qui veut dire entendre, obéir, écouter et même apprendre, comprendre et exaucer, la vraie obéissance s’enracine dans une écoute qui est démarche spirituelle faisant écho au commandement d’amour qui donne en héritage la vie éternelle :
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit ; et ton prochain comme toi-même[10] ».
Ecoute qui est quête de Dieu, quête de vie et quête de l’amour appelé agapé. Car aimer est écouter, aimer est obéir, comme écouter est aimer comme obéir est aimer.
L’Esprit qui se donne à la Pentecôte ouvre à cette écoute qui est intériorité et espace spirituel. Figuré dans cette enluminure par la gerbe dorée jaillissant sur le fond rouge qui étend ses rameaux entre les disciples en prière avec Marie, l’espace vital qui s’ouvre ainsi en eux, est celui qui, tel un débordement, les tournera ultérieurement les uns vers les autres ainsi que vers le dehors leur donnant de parler à des étrangers dans leur propre langue maternelle..
Mais pour l’heure il est le temps de la persévérance dans la prière,il est le temps où dans le silence, les disciples se livrent tout entier à l’action de l’Esprit…
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Sr Ghislaine Pauquet rc
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Lc 2, 19 ↑
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Lc 2, 51 ↑
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Constitutions de la Congrégation Notre-Dame de la retraite au Cénacle, n°37 ↑
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Act. 1, 8 ↑
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Jn 21, 15-17 ↑
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Jn 19, 26-27 ↑
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Ac 1,14 ↑
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Exercices Spirituels de Saint Ignace n° 63 et n°147 ↑
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Adrien Demoustier, Lecture du texte des Exercices Spirituels de Saint Ignace de Loyola, La proposition des Exercices, Médiasèvres, 1999, cahier 1, 112-113 ↑
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Luc 10, 2è en citation de DT 6, 5 et Lv 19, 18 ↑