Le propre de l’Esprit est de souffler comme le vent sans que l’on sache d’où il vient, ni où il va. Vivre et aimer au souffle de l’Esprit s’apparente à cette liberté de mouvement qui dépasse les frontières et fait tomber les barrières. Or il est un grand nombre d’œuvres représentant les disciples et Marie au Cénacle, entourés de murs. Certains d’entre eux sont très discrets sous forme de murets, d’autres sont ajourés de murs et de fenêtres, tandis que d’autres encore s’élèvent en citadelles bien closes et fermées.
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Les disciples de Jésus ont verrouillé les portes
« car ils avaient peur des Juifs…[1] ».
Musée d’art d’Utrecht, « La descente de l’Esprit », vers 1410, centre d’autel
Par peur les voilà enfermés, repliés sur eux-mêmes.
Pour eux qui espéraient tant, tout vient de s’écrouler.
Ce Jésus en qui ils ont cru comme étant le Messie,
vient d’être torturé, flagellé, mis en croix et tué.
Les disciples sont là avec Marie, traqués par la peur, par leurs peurs. Mais ils sont en prière. Tout n’est donc pas perdu…. Ils se sont rassemblés dans un lieu retiré au cœur de cette ville nommée Jérusalem où Jésus vient d’être crucifié. Certes la ville est fortifiée, mais créneaux, meneaux et autres éléments de forteresse de certaines enluminures ne sont pas, cependant, détails archéologiques mais message spirituel qu’il faut décrypter en regardant de près.
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Au Cénacle, « les portes étant closes par peur des juifs », Jésus vint, se tint au milieu d’eux et il leur dit : « Paix à vous ! » Ayant dit cela, il leur montra ses mains et son côté. Les disciples furent remplis de joie à la vue du Seigneur. Il leur dit alors, de nouveau : « Paix à vous ! Comme le Père m’a envoyé moi aussi je vous envoie. » Ayant dit cela, il souffla sur eux et leur dit « Recevez l’Esprit-Saint. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis ; ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus[2] ».
Dans l’évangile de Jean ce passage se situe quelques versets avant l’apparition à Thomas. Le Christ ressuscité se rend présent, visible, audible, perceptible par les sens et donne à ses disciples réunis le souffle de son Esprit et la Paix. Cette apparition du Christ à ses disciples est vécue au Cénacle de Jérusalem avant l’Ascension mais il n’est dit ni dans les Evangiles, ni dans les Actes des Apôtres que les portes du Cénacle sont closes par peur des juifs au moment même de la Pentecôte. Cependant, certains artistes, comme c’est le cas avec ce centre d’autel d’Utrecht, associant tous les évènements qui se déploient entre Pâques et Pentecôte, synthétisent la scène en représentant les apôtres avec Marie, réunis au Cénacle toutes portes closes, recevant l’Esprit Saint, alors que le Christ retourné à la droite du Père est définitivement absent.
Utrecht, centre d’autel vers 1450 |
Les remparts en pierres roses de la peinture d’Utrecht, sa porte de bois monumentale solidifiée d’amples ferronneries ouvragées, ses meurtrières, ses créneaux et ses tourelles de guet, évoquent un château fortifié. |
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..Les disciples se sont enfermés par peur, ils se sont barricadés, murés car :
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« Cette petite poignée de gens
ne sont plus que des rescapés.
Ce sont les derniers témoins d’une aventure qui est terminée et qui s’est mal finie.
Il ne leur reste plus pour survivre que ces quelques mètres carrés coincés entre quatre murs :
c’est leur seul héritage.
Ils n’ont que des regrets à respirer
et des souvenirs pour se nourrir.
Leur cachette est une prison,
leur maison est un tombeau[3] ».
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La symbolique spirituelle est forte.
Elle parle des disciples qui se sont enfermés par peur des juifs mais par extrapolation elle parle aussi de ceux et celles qui sont murés dans leur peur de l’autre, qui sursautent au moindre bruit et qui sont pris au piège de leurs angoisses ; naufragés qui ont peur de mourir, morts vivants qui posent sur la vie des regards désabusés, plaignants qui gémissent sans l’espérance d’un horizon meilleur. Elle parle aussi de ceux et celles qui se réfugient dans un cocon protecteur, qui se complaisent dans la fusion avec leurs semblables, dans la contemplation de miroirs renvoyant leur image en clonage rassurant, qui n’osent pas parier sur l’avenir, ni se risquer à aller de l’avant, à affronter l’inconnu, à vivre et à aimer. Elle dénonce l’Eglise dans ses moments de replis frileux, dans ses rejets et ses peurs du monde, du différent, de l’inconnu.
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« Ouvrir la porte, ce sera précisément donner un visage. C’est un pari.
Une rencontre sera toujours un risque. L’Esprit est ce risque.
Ceux dont la porte est verrouillée sont ceux qui ont supprimé ce risque.
Ils sont tellement bouclés sur eux-mêmes qu’ils sont à eux tout seuls un univers.
Ils n’ont plus de problèmes de frontières parce qu’ils n’ont plus ni portes, ni fenêtres, seulement des miroirs où ils ne se lassent jamais de se prendre pour le monde entier[4]. »
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Certes, dans cette œuvre représentant le Cénacle, les disciples se sont bien enfermés derrière des murailles, par peur des juifs, par peur de l’autre devenu dangereux, par peurs d’amis devenus ennemis… mais quelques détails montrent qu’ils ne sont pas bouclés sur eux-mêmes au point de fuir tout contact avec l’extérieur.
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Il est à remarquer, en effet dans l’œuvre d’Utrecht deux détails étonnants.
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D’une part, la serrure de cette porte n’a pas de métal pour la constituer. C’est comme si elle avait été démontée et qu’il n’en reste qu’une trace. N’y aurait-il donc plus besoin de clé pour entrer désormais dans cette forteresse ? Les portes fermées par la peur, se seraient-elles déverrouillées ? La serrure et les remparts fortifiés ne seraient-il plus que des vestiges, les stigmates d’une attitude devenue caduque mais dont la trace demeurerait ?
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D’autre part, un heurtoir bien visible, permet de frapper pour annoncer sa visite ou quémander l’hospitalité. Ceux qui, au premier coup d’œil, se sont barricadés dans une forteresse, par ces deux détails, se révèlent accessibles.
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Deux autres aspects tendraient à faire penser que la peur, en effet, s’est effacée sous l’effet de la grâce, au souffle de l’Esprit qui met les cœurs au large.
Le premier se situe dans la structure même de l’œuvre d’Utrecht :
Utrecht, centre d’autel vers 1450 |
Alors que les disciples sont disposés en cercle à l’intérieur des murs fortifiés de la chambre haute, cercle en forme de spirale sous la contrainte de la perspective, Marie se trouve au centre de la composition. Debout, verticale, hiératique, les mains jointes elle forme trait d’union entre la clé de voûte d’où jaillit l’Esprit Saint sous forme de colombe et la porte monumentale surmontée de créneaux, au heurtoir en anneau et à la serrure fantôme. Quand Jésus apparaît aux disciples pour leur donner l’Esprit, les portes sont bien closes. Ici Jésus n’est plus présent, seul son Esprit se donne. En forme de colombe dorée l’Esprit surgit d’en haut, au-dessus de Marie, sous une clé de voûte aux couleurs des ténèbres, lumière jaillie de l’obscur, espoir émergeant de la tristesse, brèche dans l’impasse. La clé de voûte assurant stabilité et solidité des voussures, devient clé symbolique ouvrant un passage entre ciel et terre pour que l’Esprit Saint descende en la Vierge Marie, ensemence l’Eglise et brise la serrure qui la rend inféconde. |
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La symbolique pourrait être osée si l’image ne transcendait le message en ne se dévoilant que fort discrètement par l’empreinte d’une serrure mise en relation avec Marie, la colombe de l’Esprit et la clé de voûte, placées dans une même verticalité. D’autant plus que Marie, n’est plus ici, l’image de la femme qui engendra Jésus, mais celle de l’Eglise en train de naître au souffle de l’Esprit. Icône de l’Eglise naissante, la voici fécondée de manière nouvelle. Libérée des verrous de la peur provoquée par la mort de Jésus, sa porte va devenir passage, porte sainte offrant refuge et hospitalité à ceux qui cherchent Dieu, porte ouvrant tout grand ses vantaux aux disciples partant annoncer au monde entier que le Christ est ressuscité.
Ici cependant, la porte n’est pas encore ouverte, seule la serrure est débloquée.
Les signes aperçus ne sont que des prémices…
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Le deuxième aspect qui tend à faire penser que la peur et le repli sur soi ne dominent plus les apôtres en prière, est le pan du manteau rouge de l’un d’eux, à droite de l’enluminure. Le pan de ce manteau déborde de la salle close pour pendre à l’extérieur du rempart. Ce détail pourrait paraître négligeable ou secondaire, s’il n’était aussi ostensiblement délibéré. Certes le disciple qui le porte, est représenté tournant le dos au spectateur de l’œuvre tout autant qu’à celui qui voudrait se risquer à user du heurtoir. Sa posture lui fait tourner le dos à tout ce qui est extérieur au réconfort régnant dans la Chambre Haute en prière. Sa posture donne à croire qu’il refuse ou rejette ce monde dangereux qui a mis à mort le Messie. Mais le pan de son manteau dit, quant à lui, qu’un souffle le traverse et l’entraîne là où il ne veut pas, ou ne peut pas, encore aller. Son manteau rouge pend sur le rempart comme une bannière. Comme un drapeau il fait signe à l’extérieur et ouvre celui qui le porte aux grands espaces de l’Esprit sans qu’il en ait vraiment conscience. Il tourne encore le dos au monde mais une part de lui s’ouvre au large.
La prière a ouvert une brèche.
Sr Ghislaine Pauquet r.c.
Une brèche pour l’Esprit
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Les disciples de Jésus se sont terrés comme des rats. Pas question de passer par les portes : elles sont « verrouillées » par la peur.
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Dans une atmosphère qui sue l’angoisse « car ils avaient peur des Juifs… », ces gens sursautant au moindre bruit, ces naufragés sur leur radeau, ces évadés pris au piège, ces condamnés à mort en sursis, ces regards de chiens battus, ces chrétiens inquiets, ces croyants sous la crainte, cette religion de la peur, chuchotent dans l’ombre.
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Cette petite poignée de gens ne sont plus que des rescapés. Ce sont les derniers témoins d’une aventure qui est terminée et qui s’est mal finie. il ne leur reste plus pour survivre que ces quelques mètres carrés coincés entre quatre murs : c’est leur seul héritage. ils n’ont que des regrets à respirer et des souvenirs pour se nourrir. Leur cachette est une prison, leur maison est un tombeau.
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Celui sur qui ils avaient tout parié s’est fait prendre. trahir et torturer. Tout est raté, ce n’est même pas glorieux, tout juste lamentable. Jésus est mort.
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Or, « Jésus vient et il était là au milieu d’eux… »
Il n’y a pas de transition, pas de parenthèse. Dieu est urgent. La vie n’attend pas.
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La résurrection est toujours une naissance, un arrachement, une déchirure.
La résurrection ne prévient pas, elle ne règle pas par mensualités, elle ne fait pas de plan d’épargne, elle n’a pas de check-list. On ne planifie pas l’action de l’Esprit, elle est soudaine. Il leur dit : « Recevez le Saint- Esprit… »
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Du coup, le monde cesse de se regarder dans la glace en se prenant pour son image. Le monde ouvre les fenêtres et tire les rideaux. Il y a une brèche et, par cette brèche, le monde recommence.
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Les derniers rescapés de l’aventure morte deviennent les premiers témoins de la naissance. Les derniers sont les premiers. Ce n’est plus la fin d’un monde, mais le début d’un autre. C’est quand il est achevé que l’Évangile commence. Les disciples ne sont plus des fuyards, mais des envoyés : « Moi aussi, je vous envoie… »
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La porte verrouillée devient un chemin, la prison devient route de liberté, les traqués de la peur « sont remplis de joie… » Et pourtant ce sont bien les mêmes gens, les mêmes pauvres, les mêmes pauvres hommes et les mêmes pauvres femmes. Les mêmes et pourtant tellement différents. Ce sont les mêmes, mais ils sont devenus tellement autres.
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C’est une Pentecôte.
« Recevez l’Esprit Saint… »
C’est la Pentecôte.
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Ouvrir une porte, c’est oser affronter une distance, une nouveauté, un nouvel espace, un courant d’air, un inconnu qui n’a pas encore de visage. Je sais seulement qu’il frappe à la porte et qu’il attend.
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Ouvrir la porte, ce sera précisément lui donner un visage. C’est un pari.
Une rencontre sera toujours un risque. L’Esprit est ce risque.
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Ceux dont la porte est verrouillée sont ceux qui ont supprimé ce risque.
Ils sont tellement bouclés sur eux-mêmes qu’ils sont à eux tout seuls un univers.
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Ils n’ont plus de problèmes de frontières parce qu’ils n’ont plus ni portes, ni fenêtres, seulement des miroirs où ils ne se lassent jamais de se prendre pour le monde entier.
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Contrairement à ce qu’on cherche à lui faire dire, l’Esprit Saint ne supprime pas les frontières: il les ouvre et il en crée de nouvelles. Il y a encore trop de gens qui rêvent de standardiser l’unité du monde à partir d’une production à la chaîne, où tout le monde sortirait du même moule, sur le même modèle.
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C’est sûr qu’avec de bons sentiments et un peu d’ambiance on peut se sentir « proches » ou « unis », mais on ne fait jamais que tricher avec les distances.
Déjà ceux de Babel voulaient supprimer les distances. Babel, c’est le contraire de la Pentecôte.
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Ceux qui parlent si bien de « totaliser » le monde sont généralement des « totalitaires ».
L’Esprit n’est pas celui d ‘un système. L’action de l’Esprit, c’est le différent.
Si je veux rencontrer l’autre, c’est dans la mesure où il n’est pas moi !
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Jean Debruynne
Ouvrez, coll. Mille textes,
Paris P.U.F. 2000, pp. 186-189
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